jeudi 13 mai 2010

Othello et Juliette

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Othello et Juliette


La scène : un pavillon de banlieue tranquille . Le jardin est joli , planté de bambous vigoureux , la maison , confortable , sans plus . Des livres , beaucoup , encombrent des étagères, ainsi que quelques dossiers . Quoique le niveau de vie du couple semble plutôt élevé, l’intérieur fait pauvre , succinct ... Net , mais sans fioritures : le seul luxe , des plantes épanouies , bien soignées , sont artistiquement disposées , partout.



C’est le soir (21 heures 30) Juliette corrige des copies . 

Othello , rentre , ouvrant bruyamment la porte . Il pleut . Elle ne l’attend jamais  : cadre supérieur d’un haut niveau , il n’a pas d’heures. Elle travaille dans la salle commune où règne un silence absolu : elle n’a pas de bureau . Elle relève la tête . Un bref sourire , un salut et un baiser distrait , et elle a replongé dans son travail.
- Excuse-moi , mais je finis juste celle-ci ... » lui a-t-elle dit gentiment .
Il ne répond rien mais soupire , très fort , fait les cent pas devant elle , énervé ... Quelques secondes à peine , puis il n’y tient plus :
- Ma mère va très mal , elle m’a appelé au moins dix fois à mon travail , c’est terrible : il va falloir que l’on y aille ce soir . »
C’est déjà une première violence , légère , de sa part , car , lorsque lui travaille , quelles que soient les circonstances , il ne tolérerait jamais qu’elle l’interrompe (« tu vois bien que je suis occupé ! ») . Elle commet ici sa première erreur : elle ferme son classeur . Elle aurait du poursuivre son travail et ne lui parler qu’après avoir fini la copie sur laquelle elle travaillait , comme elle le lui avait dit au départ  quitte à le lui répéter calmement . Elle a perdu déjà un peu de terrain . L’escalade va continuer . 

 
Observons la formule d’Othello : « il va falloir que l’on.. » .. L’indéfini et la tournure passive font passer pour une nécessité extérieure , évidente et absolue , concernant aussi bien Juliette que lui - même , ce qui n’est que sa décision personnelle ... (Il dit : « il va falloir que l’on y aille ce soir » comme il dirait : « il va falloir prendre un parapluie car il pleut .») C’est un « il » indéfini qui « impose » à Juliette  comme à lui , malgré eux , de sortir : ce n’est pas Othello . Mais elle a l’habitude et n’a pas l’intention de se laisser faire .
- Vas-y toi . Moi , je ne peux pas : j’ai ces copies à rendre demain , tu sais ... »
Elle commet là une autre petite erreur qui s’ajoute à la précédente : elle se justifie et va se laisser entraîner dans une discussion tatillonne , éprouvante , voire humiliante puisqu’il va finir par lui donner des « conseils » de correction de copies , sur le mode de l’humour forcé , laissant entendre qu’elle est bien lente .... Le « tu sais » gentil de la fin est dit sur un ton conciliant , presque de prière ...
- Ca peut bien attendre . Je viens de te dire qu’elle va très mal ... Tu vois bien ce que cela signifie ? »

Le ton d’Othello est à la fois implorant et tranchant . Il feint de croire que le refus de Juliette ne puisse provenir que de son incompréhension de la situation . Elle est un peu balourde . Il la lui «explique» donc , allusivement (tu vois bien ce que cela signifie ?) sans rien préciser , car lui ne se justifie jamais. C’est elle , donc , qui est coupable de ne pas « voir » assez vite. Ainsi , il quitte le rôle de celui qui demande  pour endosser celui du « prof » patient , mais jusqu’à un certain point , indiquant à un élève difficile les raisons pour lesquelles l’ordre donné est incontournable. 
- Oui , bien sûr .
Juliette ne « voit » pas vraiment , mais elle ne tient surtout pas à s’engager dans une longue discussion . Elle ajoute donc aussitôt , toujours conciliante :
- Vas-y vite , toi . Moi , j’ai ces bacs blancs , je suis la dernière , et... »

Elle commet la même erreur que précédemment : se justifiant encore , elle perd du terrain . Elle laisse supposer qu’elle est en tort . Il s’engouffre aussitôt dans la brèche , d’un bloc ...
- Tu ne pouvais pas les faire avant ? Mais enfin , bon ... Tu les feras après . Ne rends pas les choses plus difficiles encore , tu sais bien ce qu’il en est ...» 

 
L’incohérence et la mauvaise foi est ici flagrante : il lui reproche à la fois de s’y prendre au dernier moment , se posant en Inspecteur de l’Education , et , dans la même volée , lui ordonne de le faire après , reprenant ce qu’il vient juste de lui dire (« cela peut attendre ») .. La tournure impersonnelle , « il y a » , employée encore ici, signifie toujours qu’il n’y est pour rien , lui . Il s’agit d’une nécessité impérieuse issue d’un « il » extérieur auquel elle doit , comme lui , se soumettre . Le mépris est ici déjà sensible : il se permet de la juger dans sa profession , et il prend ses propres priorités pour « évidemment » identiques à celles de sa femme comme si cela allait de soi . On observe que , sauf une fois , beaucoup plus loin dans la conversation , au moment de la scène finale , il ne s’explique jamais : il « dit ». C’est d’ailleurs une de ses tournures favorites : « je t’ai--- dit » , toujours exprimé , fautivement , sans complément d’objet. Dans ces cas , il met un accent tonique imprévu sur le « ai » , qu’il prolonge en nasale , ce qui révèle son origine et surtout son milieu social . C’est le ton sec , distingué , haché et chantant à la fois de la classe dirigeante francophone de son pays , s’adressant à des inférieurs . C’est ce qu’Ariane appelle ironiquement l’accent Champs Elysées .

- Non , je n’ai pas pu les faire avant . Tu ne remarques rien ici ? J’ai tout rangé . Ca m’a pris la journée . Et à présent , tu as vu l’heure ? J’en ai encore pour une heure et demi . »
Se justifiant encore , elle prête à nouveau le flan à un marchandage de mauvais aloi qui va l’user et la faire céder .. Elle n’aurait jamais du invoquer le temps passé à corriger et le rangement qu’elle a effectué : elle a l’air de quémander son approbation . Effectivement , cela va aussitôt être l’objet d’une âpre , stérile , et humiliante discussion critique . Du coup , sa colère va s’accumuler... Et exploser quatre heures plus tard , avec le résultat dramatique que l’on va voir ...

- Le ménage ? Tiens , je n’avais pas remarqué ... Toute la journée ? Forcément ,(il rit , d’un rire un peu forcé) , quand on le laisse s’accumuler ... Bon , mais : une heure et demi ? Pour quelques copies ? Tu ne vas pas mettre tant de temps que ça... Tu ne vas pas me dire que c’est si long , leur prose ... » Il prend une copie assez courte , l’ouvre d’un air sévère , affecte de la soupeser , l’agite , et rit encore.
Le mépris est de plus en plus évident , masqué par un soi disant humour . L’ironie devient pesante : « je n’avais pas remarqué (que tu avais fait le ménage) », quoiqu’ insidieuse . Si elle proteste , il répondra : « Mais je n’ai pas dit ça pour te blesser ; réellement , j’ai tant de soucis en ce moment que je n’y ai pas fait attention ... Ce n’est pas un drame tout de même . En effet , maintenant que tu le dis, je m’en aperçois : et c’est agréable de rentrer dans une maison en ordre ... » 
Pour ce qui est du « on le laisse s’accumuler » , Rémy a bien pris soin d’user toujours de sa formule impersonnelle favorite . Si elle riposte que ce n’était pas elle seule qui l’avait laissé , il rétorquera : mais qui t’a dit que c’était toi ? Tu m’as mal compris : j’ai dit « on » , ça ne veut pas dire toi . Le ton a imperceptiblement encore changé : « Tu ne vas pas me dire ... » Il pose à celui à qui « on ne la fait pas » répondant à un « filou qui tente de l’entortiller » . C’est elle qui lui fait « croire » qu’il lui faut une journée pour ranger , et une heure et demi pour corriger six copies. Mais cela ne prend pas . Il sait mieux qu’elle comment ranger et corriger des copies ... Elle aurait dû arrêter net la conversation qui dérive et la conduit de plus en plus bas . Il l’aurait sans doute admis , du reste , et, même vexé , serait peut-être parti en soupirant . Mais elle a le tort de chercher à le convaincre . Sa démarche est maladroite : elle n’a pas compris que son attitude explicative fait le jeu de Rémy , qui la conduit à se justifier , inversant les termes de la relation . C’est elle qui semble le prier ... qu’il la laisse en paix . Comme le toro , elle fonce sur la muletta non sur le matador qui la manie. Les propos de Rémy sont ici des tentatives réussies de la mettre en porte à faux, pour l’humilier légèrement, puis pour l’obliger, fatiguée, à lui céder . Il est un enfant gâté à qui rien ne résiste . Elle s’enferre : 
 
- Si , justement . Ce sont des L , tu sais : j’ai le plus fort coef . Ce n’est pas évident de les avoir et j’ai à cœur de me montrer à la hauteur pour l’an prochain , parce que ... »
Même jeu . Elle se comporte ici encore comme une employée devant un patron exigeant et tout puissant : elle lui explique l’impossibilité d’une prestation supplémentaire , accumulant ses raisons . C’est lui qui l’y a conduite . Elle lui expose ses raisons : ses élèves sont des « L », très demandés , elle a dû assumer le rangement ... Tout ce qu’il sait mais feint d’ignorer . Du coup , elle s’épuise . Rien n'est aussi éprouvant que la mauvaise foi de l’adversaire : c’est le but de Rémy . Comme le matador , dans l’arène , il harcèle le toro . Au moment de l’estocade , l’animal n’aura plus la force de se défendre . Encore faut-il que celle-ci ne soit pas trop brutale : il sait d’expérience qu’Ariane, en ce cas , se cabrerait . Il tente alors l’humour gentil :
- Allez , ma chérie , mets leur quinze à tous , ne fais pas d’histoires , ce n’est pas le moment , et viens ...Je t’attends dans la voiture... » 
 
Le mépris, quoiqu’affectueux , est ici encore plus direct : il ne paraît même pas avoir entendu son refus . Le forcing est patent , mais il est encore masqué par l’humour affecté . Cependant , le rapport de force frontal devient inévitable .
- Je ne peux pas . Vraiment . Désolée . »
Il faut à présent , pour qu’elle se tire d’une situation qui ressemble à un viol moral  qu’elle ferraille ferme car , par sa maladresse , elle s’est laissée conduire , reculant pas à pas , jusqu’au mur . De fait, chez lui , le ton monte brusquement , durcit , puis redescend .
- Eh bien , chapeau pour la solidarité ! Je le retiens . Tes élèves , toujours ... Pour une fois que je te demande quelque chose ... C’est juste pour une demi - heure pourtant ... »
Le ton est passé de l’agressivité quasi menaçante (« je le retiens » , et ce n’est pas un vain mot) à la douceur mielleuse dans une même volée . Il attaque et enjôle à la fois . Elle ne sait plus si elle a envie de céder ; pour avoir la paix ; par amour ; par gentillesse ; ou par peur de représailles . Il va , à tour de rôle , faire appel aux quatre sentiments possibles en elle . Elle donnera dans tous .
- Vraiment , tu sais , cela m’embête ... Et puis , ma présence n’est pas indispensable. C’est toi qu’elle veut voir , non moi . »

Elle est en train de céder : elle ne dit plus « je ne peux pas » mais « cela m’embête » , ce qui sous entend qu’elle envisage de consentir à se laisser « embêter » . Il saisit son avantage , mais , dans sa hâte , il va commettre une petite faute .
- Oui , mais , moi , je voudrais tant que l’on soit ensemble . On s’est si peu vus ces temps-ci ! »
Il a compris que c’est presque gagné : il enjôle encore , peut-être , sincère , peut - être , pour faire passer la potion . Mais là , étant donné les circonstances , il gaffe . Ariane , choquée , relève aussitôt :
- Mais c’est toi qui étais en séminaire dix jours avec Jeanne, et juste comme j’étais en congé... »

C’est une bévue qu’il vient de commettre , la seule  : son arrogance lui joue parfois des tours . Ce séminaire , elle le lui avait reproché , justement parce qu’ils ne se voyaient plus, et qu’il y allait avec une collaboratrice  ouvertement amoureuse de lui . Mais il se raccroche immédiatement aux branches . Sa réflexion , désinvolte , est mufle mais aussitôt atténuée par une lourde flatterie :
- Eh bien justement : je n’y suis plus .. Il faut en profiter .. Allez , j’ai envie d’être avec toi et toi seule . Non , ne te défend pas , c’est toi que j’aime ... Tu es la plus belle , la plus formidable... Tu le sais , du reste , ce n’est pas la peine de te le redire .. Viens! »

Il a perdu du terrain . Habile au début , il a trop vite dévoilé ses batteries à la fin. Il essaie la tendresse . Mais Ariane est habituée à ses débordements lyriques dont elle ne sait s’ils sont calculés ou sincères , (ils sont peut-être les deux à la fois) , à ses revirements . Elle se rencogne , blessée par sa muflerie , et , du coup  renforcée :
- Cela m’embête . Vraiment . Et puis si ta mère va mal , c’est sans doute lié à ton séminaire : dix jours que tu ne l’as pas plus vue que moi . Tu sais , de plus, que je vais avoir une inspection dans la semaine ... »
Elle ne confirme pas son avantage , réel : elle aurait du se taire après « tu ne l’as pas plus vue que moi .» Ses justifications sont devenues quasiment des prières . Accumulant ses « raisons » , elle ne fait qu’affaiblir sa position : c’est elle qui semble lui «demander» qu’il la laisse corriger ses copies , alignant les arguments en sa faveur , (« c’est le bac blanc , je suis la dernière , j’ai le plus gros coef »...) arguments qu’il va récuser tour à tour . Il a enfin pleinement réussi à renverser les rôles : ce n’est plus lui le demandeur , qui doit s’expliquer sur les causes d’une requête inopportune , mais c’est elle qui doit justifier les raisons de son refus ... A aucun moment , il ne lui a donné de précisions sur le mal-être réel de sa mère : il « dit » , elle est priée d’enregistrer ... Il va alors attaquer durement  un cran de plus.

- Soit . Seulement il faut tout de même que tu prennes tes responsabilités , Ariane . Elle va de plus en plus mal , tu le sais pourtant !
Non , elle ne le savait pas l’instant d’avant et il n’a toujours rien précisé : Rémy joue la connivence forcée. Il prononce à ce moment - là son nom d’une manière particulière , sèche , autoritaire . Il prend la voix d’un prof qui interpelle un élève au fond , caché , qui bâille aux corneilles . Il ajoute :
-Il va falloir par conséquent prendre quelqu’un pour se charger d’elle , et à temps plein. Tu vois bien ce qui se passe ce soir ? Et qui se passera souvent malheureusement , il faut le savoir ! Quelle histoire pour une petite demi - heure . Pourtant , on aurait été ensemble , pour une fois ... »

Toujours , la forme impersonnelle : « il va falloir » . Là , il prépare doucement le terrain pour , tout à l’heure , faire donner l’artillerie lourde : l’argent . Mais il rattrape aussitôt ce que ses propos peuvent avoir de tranchant , (conscient qu’il va la braquer et que de tels arguments doivent être réservés à la nécessité absolue) , par une déclaration d’amour finale ... (« on aurait été ensemble , pour une fois »). Il prépare également le terrain pour d’autres soirées analogues , dont celle-ci n’est qu’une prémisse («et qui se passera souvent malheureusement , il faut le savoir ») ... Voilà Ariane prévenue... Après , il pourra lui dire «  je t’avais dit .. »
- Mais vas-y toi . Qui t’empêche ? » 


Elle résiste , mais ce sont ses dernières cartouches : un baroud d’honneur .. Il reste encore une passe, et ce sera la mise à mort .
- Puisque tu ne veux pas venir , je n’ai pas envie d’y aller , moi non plus . J’ai envie d’être avec toi , moi . Je vais donc prendre quelqu’un la nuit . Comme ça , on sera tranquille, enfin TU seras tranquille , plutôt ... »
La manoeuvre est subtile , quoique grossière : il la « préfère » . Il ne veut pas se passer d’elle . Il l’aime ... Comme elle fait décidément sa mauvaise tête , (est-ce qu’elle l’aime autant que lui ? Il semble en douter puisqu’elle refuse de l’accompagner) , il va donc devoir engager une employée , non pas pour soigner sa mère ... mais pour que sa femme soit tranquille . C’est Ariane , en quelque sorte  qui l’y contraint . Il renverse encore la situation : ce n’est pas sa mère qui nécessite une gardienne , mais sa femme , parce qu’il l’aime sans retour .
- Après tout , c’est une idée ... »


Elle n’a pas compris qu’il s’agissait d’un chantage , malgré le : « tu dois prendre tes responsabilités » et le : « comme ça , tu seras tranquille » ... Et elle souscrit naïvement à l’idée . Sa candeur , ici , paradoxalement , la sert : Rémy , habitué par son milieu d’origine au discours à tiroirs , aux demi teintes , aux flèches en biais , est contraint de se dévoiler : la manoeuvre va donc bientôt apparaître ouvertement.
- Comme tu dis , c’est une idée . Ca te va bien , les idées de ce type : évidemment tu seras tranquille ... Mais il y a un hic , vois-tu : cela coûte huit mille francs par mois, et encore sans l’ursaff.. Plus la femme de ménage qu’elle a déjà , à mi - temps , tu vois ça ... »
- Si ta mère est mieux après , ma foi , ne crois-tu pas que cela vaille la peine ? L’idée est de toi après tout : c’est ta mère , tu sais mieux que moi ce dont elle a besoin ... »

Elle commence à comprendre , à demi : elle sent qu’il va falloir jouer serré , et son langage , pour la première fois , s’est fait prudent et contourné. Si elle répond « c’est cher » il la taxera d’égoïsme et l’accusera de négliger sa mère , mais si elle observe que « cela en vaut la peine » , il lui reprochera sa légèreté vis à vis de l’argent , et la désinvolture avec lequel elle le contraint à se débarrasser d’une charge , légère pourtant , qui lui pèse , à elle seule ... En fait , la manoeuvre de Rémy est pire encore. Il enchaîne aussitôt , froidement, avec la voix blanche , atone , qu’il prend lorsqu’il est furieux :


- Ca t’arrange de te débarrasser d’elle , on le voit bien . Chapeau . Et puis , pour toi, l’argent ne compte pas , évidemment ... Tu programmes , sans réfléchir , n’importe quoi ... Des choses grandioses : ce voyage de Dimi au Japon , ces cours de piano pour Mariane ... Rémy paiera . Très bien, je ne suis pas contre , si ça leur fait plaisir . Mais tu prendras tes responsabilités , pour le coup : je ne vais pas pouvoir tout assumer , je te l’ai déjà dit .
Non , il n’a jamais rien dit de tel , au contraire : le voyage de leur fils était prévu par lui autant que par Ariane. Ici , il joue de la contre vérité . Cela ne s’arrêtera pas . Il ajoute :
-Il faudra faire en fonction des priorités . Par exemple le voyage de Dimi tu t’en chargeras si tu le veux bien , ainsi que d’un certain nombres d’autres choses  du reste ... Je ne peux tout assumer ...  »

Elle a compris . Tout bascule à cet instant . Cette fois , enfin , l’artillerie lourde  est en batterie et commence sa canonnade : cela ne va pas arrêter . Si Ariane ne veut pas l’accompagner ce soir chez celle-ci , (et pas seulement ce soir - là , il l’a « prévenue ») , leurs enfants seront privés . A bout d’arguments , exaspéré par sa résistance plus ferme qu’il ne croyait , il ne va  même pas masquer son chantage . (Car Ariane ne saisit pas à mi mot!) Mais cette fois , ça y est : elle a enfin compris . Elle est navrée , presque désespérée . Puis , elle se reprend : ce n’est pas la première fois qu’il agit ainsi , surtout lorsque , ayant pris des engagements , elle ne peut plus se désister . Elle est à la fois en colère et méprisante .


Mais , à partir de ce moment , comme lui, elle va cacher parfaitement son jeu . Elle ne hausse même pas le ton : il ne faut pas qu’il comprenne à quel point elle est atteinte sinon il se renforcerait encore . Le ver est dans le fruit . Par son autoritarisme et le mépris qu’il manifeste vis à vis de sa femme , Rémy a induit une relation pervertie à laquelle elle finira par répondre identiquement .
- Tu sais bien que je ne peux pas, moi seule , le payer ...
Elle a immédiatement les larmes aux yeux , et sa voix tremble un peu , mais elle se ressaisit  aussitôt: devant Rémy , il ne faut jamais montrer de faiblesse . Elle ajoute alors , changeant de ton , comme si elle venait de réfléchir , légèrement , jouant, presque joyeuse :
- Mais après tout , tu as raison : ce n’est pas indispensable en effet ... Ces séjours si lointains , je m’en méfie , tu le sais bien : c’est mon côté Mama Roma . C’est ta sœur , du reste , qui avait insisté pour qu’il y aille avec Jo .. Elle comprendra fort bien que nous n’ayions pas les moyens de suivre . D’ailleurs , on n’a même pas à le lui expliquer , ça nous regarde , après tout. Manu n’aura qu’à y aller avec Denis ... Je suis sûre qu’Anna acceptera sans histoires ..» 
 
Ariane vient là de lancer de terribles flèches. A présent ,  elle combat avec les mêmes armes que Rémy . Sa candeur l’a quittée, sa sincérité ne sert à rien. Cela devient un jeu , pervers , qui l’avilit , elle , comme il s’est lui - même avili en la faisant chanter mais elle relève le défi. La partie d’échec est engagée : si elle veut,  elle aussi peut jouer . Son coup , ici , est parfaitement ajusté : Rémy pose au père large et attentionné devant sa sœur , qui, un peu snob  milite en faveur d’activités communes et onéreuses pour les deux cousins . Refuser in extremis le voyage pour une question de moyens le placerait dans une position inférieure vis à vis de son aînée dont il redoute la condescendance . Et proposer à Denis , l’enfant de son autre sœur , Anna , de remplacer leur fils serait plus humiliant encore pour Rémy : cela signifierait que la plus jeune , la «petite» , a plus de moyens que lui , Rémy , le seul garçon , le Chef . Cela ne se peut. Touché, il recule aussitôt :


- Enfin , on verra bien . Il faut que je fasse mes comptes . Mais en ce moment , la priorité , c’est d’aller rue Mouche . Bon , j’y vais , il se fait tard . Alors, décidément  tu ne viens pas ? (Le ton change encore ) . Puisque je te dis que ce sera l’affaire d’une demi - heure , allons , sois sympa . Si tu veux , après , on ira faire un tour.. »
Il a définitivement oublié les copies : on ira faire un tour ... Il a compris qu’il a enfin gagné , mais pas comme il avait pensé : le chantage n’a pas complètement fonctionné . Elle commet une autre erreur : devant une telle pression , elle n’aurait jamais du céder , même si elle le fait à la fin pour d’autres raisons , dont la fatigue a une part déterminante . Sait-elle elle - même pourquoi elle cède ? Est-elle sûre que la menace n’a pas , si peu que ce soit , porté ? Ayant vu retourner avec malice son chantage , Rémy tente cependant d’atténuer son coup raté par des propos plus amènes . Elle cède sous conditions. Elle sait déjà que celles-ci ne seront pas remplies , mais elle veut le mettre dans son tort lorsqu’il faillira . Elle veut accumuler les griefs pour s’en servir ensuite . Elle est à ce moment là , à la fois manipulée , et , quoique moins que Rémy , (mais plus intelligente) , manipulatrice .
- Bon , tu me le promets ? Une demi - heure seulement ? Sûr ? J’emporte mes copies . 
 
- Bien sûr . Même moins . A propos , Arielle ( leur nièce) est allée à Tokyo la semaine dernière , tu ne le savais pas ? Elle m’a donné l’adresse d’une auberge tout ce qu’il y a de convenable , et pas chère du tout ... Je suis sûr que Dimi et Jo s’y plairont ...
- Enfin , s’il y va - ajoute-t-elle négligemment - Car il est bien jeune , et bien immature.. Je n’en ai guère envie , finalement, je crois que ce serait mieux que Serge le remplace, on verra l'an prochain ... »


Ici , elle pousse encore son avantage , quoiqu’elle joue gros jeu : son fils , lui , rêve de ce voyage promis dont effectivement elle a un peu peur . C’est Rémy alors qui va vanter les mérites des séjours à l’étranger , et Ariane qui va feindre de se faire prier pour consentir . Le problème du paiement demeure , non résolu : Rémy l’a volontairement laissé en suspens , afin d’inquiéter Ariane et de pouvoir s’en servir encore ultérieurement . Mais le levier est fragile : celle-ci a laissé entendre , l’air de rien , qu’en ce cas , elle « expliquerait » à sa belle-sœur qu’ils n’avaient pas les mêmes moyens qu’elle (« il n’y a pas à avoir honte d’être moins riches tout de même»). Rémy est inquiet . Le chantage est devenu réciproque : pour rien au monde, il n’avouerait à sa sœur sa gêne , qui , du reste , n’est pas réelle . Ils se tiennent donc tous les deux . Mais il est d’autres chantages possibles de la part de Rémy : Ariane le sait . A présent , elle comprend les tiroirs  les demi mots cachés...


Dans la voiture (10 heures 27)

 Dans la voiture , mécontente , consciente de s’être fait manipuler , et , pire , d’avoir aussi manipulé , elle allume une cigarette tout en conduisant . C’est toujours elle qui conduit . Rémy n’aime pas cela et sa vision nocturne est déficiente .
- Je t’ai déjà dit mille fois de ne pas fumer dans la voiture . »
Le ton est monté d’un cran . Agressif , tranchant . Il est le maître : «il a dit ». Elle est ferrée : elle a cédé une première fois , consentant à abandonner ses copies , elle est dans la voiture avec lui , il pousse ici plus loin son avantage . La violence est déjà là depuis longtemps : il la méprise d’avoir accepté son chantage , quelqu’il soit , mais il sait aussi qu’il a mal ajusté sa principale flèche , (elle le lui a bien fait sentir) et qu’elle n’a donc (peut-être ?) cédé que parce qu’elle l’a bien voulu ..  Au fond, il ne sait pas. Sa rancune est vive . Il adopte ici un ton plus vrai , plus sincère : celui , cassant , du chef : « Je t’ai déjà DIT ...» Il ne demande plus , il ordonne. Il « dit » . Le temps n’est plus aux prières , fussent - elles voilées . En fait  il en veut à Ariane de lui avoir résisté fermement et de l’avoir conduit à utiliser une arme vile . Il lui en veut ... de sa propre cruauté : c’est un trait classique des doleurs que de reprocher aux dolés de les avoir conduits à les navrer. 

Rémy en veut à sa femme de ne pas être sa semblable en tout point . Il ne conçoit pas qu’elle ne veuille pas ce que lui veut . Faute qu’elle soit son double , il la voudrait son instrument . Cela ne se peut : elle se révolte , regimbe et , en cas d’urgence , lui rend ses coups . C’est lui a perverti la relation , mais c’est elle , finalement , qui  perdant toute innocence , a enchaîné et sans doute plus cruellement encore. Elle montre à la fin qu’elle est aussi intelligente que lui , afin de faire cesser son mépris . La partie est engagée . Lui en souffre infiniment . Il l’aimait celle qu’elle était avant , naïve , différente de lui : mais pour s’adapter à lui , elle a du se modifier . Il l’y a forcée . (Il la voulait autre ET même à la fois) . 

Et , à présent  il déteste celle qu’elle est devenue . Qui sait , pense-t-il , si elle l’aime , si elle compatit vraiment , ou si elle ne lui a cédé que sous la menace ? Il ne le saura jamais : une fois que l’artillerie lourde a donné , il n’y a plus de moyen , sous les décombres , de retrouver les motivations : nobles ? Ariane a vu sa détresse , et elle cherche à la pallier... Neutres ? Elle est simplement fatiguée de discuter et ne peut plus se concentrer... Ou viles ? Elle a peur d’un autre chantage  mieux goupillé que le premier . Il ne sait pas . Il a certes gagné , mais sa victoire est amère . Il pense , tristement , qu’elle n’a cédé que devant la force . Est-ce le cas ? Elle ne sait plus elle - même . En partie seulement  . Si elle a fini par consentir , à l’usure , c’était tout de même plus ou moins , volontairement . Plus ou moins , le problème est là . Le doute demeurera toujours sur le « plus » et le « moins » : il redoute son désamour , et finit par brouiller les pistes  et le susciter. Humilié , il veut lui faire payer ce qu’il a pris pour une insulte à son honneur : cela fait une demi heure qu’il parlemente avec elle , qu’il la supplie , même s’il masque habilement cette dimension de l’échange , et finalement , il a fallu la menacer pour qu’elle cède . 
 
On peut dire que leur relation d’amour finit ici . Mais ils ne le savent pas . Entraînés comme par une machine folle , ils vont continuer à se déchirer .
Elle proteste fortement: la scène véritable aurait pu commencer à ce moment - là.
- Flute , tu m’obliges à sortir alors que je travaille , et , en plus , tu m’embêtes parce que je fume , il y a des limites tout de même ... »
Mais elle s’arrête cependant car il a ajouté , reprenant le ton malheureux du début :
- Cela me fait très mal , tu le sais » .
Soit : devant de tels arguments , il n’y a rien à faire . On remarque ici que c’est lui qui a stoppé , par un revirement rapide , la scène qui s’annonçait : lorsqu’ils auront vu sa mère , sur le chemin du retour, c’est lui qui la provoquera au contraire . Il semble ici avoir « gelé » sa colère , qu’il ne laissera éclater que dans quelques heures , mission accomplie .. Rémy est un colérique à froid qui engrange , contrairement à Ariane , qui en principe explose immédiatement .

Ils arrivent . Ariane se gare , Rémy est déjà descendu devant la porte (il craint la pluie ) et sonne à l’interphone . Lorsqu’elle arrive , il est déjà monté . Il n’attend jamais . On l’attend toujours . Ici , il traite Ariane comme son chauffeur .et ne se soucie pas qu'elle erre dans une rue adjacente peu fréquentée .à une heure tardive. Mais au point où ils en sont , elle l’accepte : c’est même elle qui lui suggère de descendre  (sa fragilité est réelle) et elle ne se soucie pas de rester chez sa belle - mère plus que nécessaire . 


Chez la belle mère (10 heures 40 à 1 heure 30 du matin)

Chez sa mère  enfin , les saluts joyeux , les congratulations infinies (elle ne va pas si mal que cela ?) , adressés au fils unique  ne sont pas encore épuisées lorsque Ariane arrive , quelques minutes après Rémy ... la belle - fille  chauffeur-livreur étant comme d’habitude quasiment ignorée . Elle s’assoit sagement et ... attend . Elle s’ennuie ferme . Elle n’ose pas prendre ses copies . La conversation dérive parfois dans une langue étrangère , juste quelques mots , et reprend en français . Quelques lamentos, certes d’après la tonalité et les gestes , mais dans l’ensemble  cela ne semble pas aller si mal . Il est vrai qu’elle ne comprend pas les apartés . Ce sont peut-être des mots dramatiques qui sont dits en VO afin qu’elle ne puisse comprendre leur teneur ? Mais, les sourires ? Le temps passe : une heure et demi. 

La belle - mère sort café et gâteaux : cela va durer , visiblement ... Elle rit  devise avec son fils . Qui va mal , vraiment ? Elle ou lui ? Deux heures s’écoulent . 

Agacée , Ariane prend enfin son mari à part et lui dit qu’elle va partir : ses copies attendent toujours . Elle reviendra le chercher quand il l’appellera . Elle a conscience de rompre l’harmonie du moment , mais , fatiguée , n’en a cure : elle utilise la cartouche qu’elle a emporté lorsqu’elle a fait promettre à Rémy que cela ne durerait pas plus d’une demi - heure .
- Mais on va y aller . (Le ton est exaspéré : il fait comme si elle faisait un caprice. ) Je t’ai dit : une demi - heure seulement . Tu ne vas pas rentrer seule puis revenir ?  Tu vas te fatiguer pour rien , c’est idiot ... »

La mauvaise foi est ici évidente : il avait dit « une demi heure » , mais ceci , il y a une heure . Et à présent , il s’est écoulé une heure et demi . Mais il reprend à nouveau sa formule sans paraître savoir additionner . Et enfin , il feint de se soucier de sa fatigue , qu’il a lui - même causée : « Tu vas te fatiguer pour rien ». Devant sa belle - mère , Ariane , ulcérée , ne relève pas l’hypocrisie des propos, mais elle soupire tout de même , levant les yeux au ciel . Celle-ci , badine , lui demande alors si « elle s’ennuie tellement chez elle » . C’est la première fois de la soirée qu’elle lui adresse la parole. Ariane doit encore s’excuser : ses copies, toujours... 
 
- Vous leur donnerez après . Ce n’est pas grave... » déclare la belle - mère , magnanime , avec un geste désinvolte de la main . Ariane doit encore expliquer :
Elle commet ici la même erreur qu’avec Rémy , (elle se justifie) , plus grave encore  car la belle-mère, qui n’a pas avec elle des relations d’amour , va en profiter pour l’humilier encore plus fortement.
- Ce sont des L , savez - vous , et .... »

L'autre n’écoute déjà plus, tourne à demi la tête et , pendant qu’Ariane lui parle encore , essayant de la convaincre de sa bonne foi navrée , elle  coupe et dit soudain à son fils quelque chose qui le fait éclater de rire . Ariane , agacée , le regarde , interrogative :
- Ce n’est rien , ne t’en fais pas , je te dirai après ... C’est intraduisible en Français.» 
 
Elle a en fait , comparé Ariane à Kariné , une ancienne « nurse » de Rémy. L’image n’est pas nécessairement méchante car Karimé , dont Rémy enfant était amoureux , très belle , ressemble en effet un peu à Ariane , et le souvenir de cette jeune fille («une perle») demeure encore , vif et ému, chez eux . Le cas est unique : les autres « bonnes » de la famille , nombreuses , ne laissent pas de traces , pas même leur prénom , puisqu’elles sont toutes , par principe , appelées Fatima . «  Il l’aimait tellement - dit souvent sa mère , encore amusée - que , lorsque j’envoyais une autre le chercher à l’école , il refusait carrément de venir avec , hurlant qu’il ne partirait qu’avec Karimé et personne d’autre. La maîtresse , le directeur , rien n’y faisait : l’autre devait s’en retourner à la maison sans lui , en pleurant de dépit , et Karimé , s’interrompre pour courir le ramener . C’était comique  si vous saviez . Ah , il savait ce qu’il voulait , même à quatre ans ! »
Un charmant bambin , déjà ...


Il rit toujours , sans pouvoir s’en empêcher : un vrai rire , pour le coup , observe Ariane, c'est rare . La belle - mère , pour atténuer sa grossièreté (ou pour la renforcer) lui propose aussitôt un gâteau spécial :
- Je l’ai fait exprès pour vous » , ajoute-t-elle , tout sourire . Ariane doit donc remercier , et décliner ...
Elle ne se souvient cependant pas avoir jamais indiqué un goût particulier pour le chocolat visqueux, dont le gâteau est farci et nappé , tout au contraire . Cela  lui soulève le cœur ... Elle saura après que c'était volontaire, une habitude de Mamita, farceuse à sa manière.


Le couple mère - fils , semble pervers : ils fonctionnent identiquement . Même arrogance , même égoïsme , même mépris des autres masqués par une cordialité superficielle , même hypocrisie . Visiblement , tout en souriant , ils s’amusent tous deux à blesser Ariane . Celle-ci , qui a cependant fini par comprendre la démarche de son mari , n’est pas parvenue à saisir immédiatement celle de sa belle - mère , pourtant identique . Il lui faut un temps d’adaptation pour se rétablir : là, ce sera fatal car elle a pris du retard . Au lieu de partir simplement , elle s’est expliquée , comme avec Rémy , et a reçu en retour exactement la même fin de non - recevoir , plus méprisante encore : sa belle mère l'a coupée au milieu d’une phrase sérieuse et a placé là un aparté comique avec son fils , excluant Ariane par l’emploi d’une langue étrangère , et changeant délibérément de registre (rires) ... comme si celle-ci n’existait pas . Celui-ci a fait écho , renforçant le coup . Peut-être n’a-t-il pas pu se retenir ?

Mais on peut aussi se demander si là , Rémy ne se venge pas de l’humiliation que lui a infligée Ariane. Il se servirait alors de sa mère , qu’il sait peu amène envers elle . Cela fonctionne : Ariane est blessée , mais ne peut parer : le rire les a éloignés de sa portée . Ils se sont rencognés dans leur bulle linguistique . Agacée , elle affecte alors de ne s’adresser , fortement , qu’à son mari :
- Je vais aller au troquet finir mes copies , c’est tout . Ici , je ne peux pas . Je reviendrai dans une heure , si tu veux . »
Rémy est fâché . Mais devant sa mère , son ton est retenu , bas , presque chuchoté , et il contraste avec la dureté des propos tenus . Celle-ci cependant n’en perd pas une miette . Se satisfait - elle du désaccord entre les deux époux ? Peut-être .
- Encore tes copies ! Quand tu as une idée en tête , toi ... Bon , d’accord , on va y aller ... Ah , tu les mérites , tes dix mille balles par mois , y a pas à dire . Tu ferais mieux de laisser tomber ce boulot , à la fin... »

Il a , là , carrément inversé les termes du rapport : c’est elle qui « fait tout une histoire » et non lui . Le mépris est évident : iI assimile son travail à « une histoire » futile qu’elle utilise pour l’embêter , alors que c’est lui qui la harcèle depuis le début  qui la force , la « viole » mentalement.
La belle - mère , aussitôt , demande doucement à son fils , en français , de réparer une lampe avant de partir :
- Juste une minute, ce n’est rien , ma chérie » s’excuse-t-elle ,  feignant la confusion  en riant , devant Ariane qui bout .
Ceci semble confirmer que le couple mère - fils est pervers : la belle - mère , ici , met ostensiblement de l’huile sur le feu . Elle sent l’exaspération d’Ariane , et , au lieu d’arrondir les angles , accentue la pression . ( « Juste une minute , ce n’est rien , ma chérie».. ) Rémy a-t-il manipulé sa mère contre Ariane ? Ce n’est pas exclu : une partie de leur conversation lui a échappé . Ou est-ce l’inverse ? C’est probablement le cas au début . Ensuite , la manipulation a été bi réciproque . Dans les deux cas, il s’agit d’un couple pervers qui se venge (de son inachèvement sexuel ?) sur Ariane , rivale des deux côtés : rivale de la mère pour le fils , mais aussi du fils pour la mère . Tous les deux , au fond , lui en veulent . Et sa naïveté - relative - en fait une cible facile à toucher .

La réparation prend du temps , et , du reste , il n’y parvient pas . Maladroit , il ne sait pas se servir d’un tournevis . Il abandonne .
- Ce n’est pas si grave , chéri , laisse donc .. Ta femme est pressée ...Tu le feras après ...»
Elle a cependant pris un accent désespéré . Comme Rémy, elle dit souvent une chose sur un ton qui indique l’inverse . Cela met Ariane mal à l’aise : elle a l’impression d’être son bourreau .. C’est le but . In cauda venenum , elle ajoute , avant de refermer sa porte :
- C’est vraiment affreux de lire avec le plafonnier ... Demain, si ... (suit une phrase en langue étrangère , gestes à l’appui , qu’Ariane devine plus ou moins  : « si ta femme le veut bien , je ne veux pas vous faire disputer , à Dieu ne plaise , tu répareras ... »)
La mère de Rémy joue sur l’orgueil de son fils : ici , elle est cruelle aussi bien envers Rémy qu’envers Ariane, observant qu’elle ne saurait lui demander « ce qui déplaît à sa femme » , sous - entendant qu’il est sous sa coupe . («  Il n’est donc pas un vrai homme »..) Ainsi , Rémy se sentira obligé de revenir « réparer la lampe » : il n’est pas un pantin dans les mains d’Ariane et il le prouve . Une autre scène est en gestation , pour le lendemain . Comme beaucoup de manipulateurs , Rémy , candide à sa façon , est aussi facile à manoeuvrer .

Ils partent enfin , sous ces funestes auspices . Ils ont mis en tout trois heures et demi . Il reste encore le trajet d’une demi - heure .
Dans la voiture , au début , c’est le silence . Il est exaspéré , et le lui fait sentir : il met la radio , très fort , (il est un peu dur d’oreille depuis peu) , dans une langue étrangère . Elle retourne la situation en commentant , mine de rien, une information qu’elle a devinée :
- Tiens ? Tu as compris ? » s’étonne-t-il .
- Bien sûr : à force de vous entendre avec ta mère , je finis pas m’habituer .. »
Là , elle se moque de lui , lui laissant croire qu’elle comprend alors qu’elle ne fait  parfois , que deviner : elle veut le mettre mal à l’aise pour la prochaine fois . Elle va ajouter aussitôt , enfonçant encore son coin , mais sur un ton léger :
- Ce n’est pas très difficile en fait , car ta mère emploie souvent des mots français lorsqu’elle ne sait pas les traduire . Du coup , on la suit plus ou moins . C’est une bonne méthode pédagogique , du reste ... »


La critique , quoique voilée , porte : la mère de Rémy , en effet , parle mal la langue qu’elle affecte d’employer avec lui . Du coup , elle utilise un sabir qui finit par être plus ou moins devinable ...  Ariane poursuit durement :
- Du reste , je n’ai pas tellement plus de mal à la comprendre qu’en Français , parfois, car elle mélange , inversant les conjonctions , jonglant d’une manière très ... personnelle avec les temps , les conditionnels surtout ... Elvire Popesco ... dans « La guerre des boutons » ! Elle est marrante ...


Le coup est lourd mais Rémy encaisse , et même sourit . L’image , cocasse , est juste , et Ariane a la finesse de ne pas sembler trop méchante ici . Sa mère , une bourgeoise superficiellement bien éduquée , est ignorante , fait des fautes , cherche à utiliser une langue qu’elle maîtrise mal : mais elle maîtrise mal le français également ... Elle a en effet quelque chose de l’actrice roumaine , grande dame autoritaire et douce à la fois , roulant les « r » , mais une Popesco qui commettrait les fautes de syntaxe du petit Gibus (« Si j’aurais su , j’aurais pas venu ») . Le contraste est comique . Il ne peut guère le nier : mais sa rage gronde ... Ariane a pris soin de parler d’une voix neutre , amicale , riante , humour à la clef  comme si elle constatait un fait indifférent , telle une prof qui parlerait à un collègue des difficultés d’un élève amusant . L’électricité se charge , doucement . 
 
Il lui en veut : elle n’a pas été l’épouse totalement soumise qu’il aurait voulu . Elle aussi , de lui avoir gâché une soirée et de ne pas l’avoir laissée terminer son travail : une nuit blanche l’attend . Tous les deux sont exaspérés .
- Tu vois , tu m’avais dit : une demi - heure  , et il s’est écoulé trois heures et
demi» lui reproche-t-elle alors qu’ils sont déjà presqu’arrivés .
- Tu ne vas pas recommencer ton cirque , non ? J’en ai marre de ton boulot de merde ...


Retour à la maison (2 heures du matin) 



Cette fois , la mère n’est plus là , la mission soirée est accomplie , et les formes ne sont plus de mise : l’orage éclate , d’un coup .
Ariane escomptait une justification laborieuse : en fait , il laisse soudain éclater la colère accumulée qui ne demandait qu’à sortir , et qu’il a plus ou moins retenue devant sa mère ... Il la dévalorise alors , brutalement . Il lui en veut de l’avoir contraint à cette humiliante insistance , à ce chantage : il a ainsi dévoilé le besoin qu’il a d’elle , tandis qu’à l’inverse , il lui pèse infiniment . Elle proteste elle aussi , violemment cette fois : sa rage trop longtemps contenue explose enfin trop tard, trop vive .
- Si mon boulot ne te convient pas , trouve -t- en une autre plus disponible et plus valorisante , qui t’accompagne quand tu le veux chez ta mère ou ailleurs , et fiche - moi la paix à la fin ... Jeanne , par exemple , elle se fera un plaisir . J’en ai marre de tes manipulations , de tes chantages , des apartés avec ta mère et de vos ricanements stupides ... Mon boulot de merde ? Sortir de la misère , justement , des jeunes de banlieue , cela vaut largement de faire des recherches pour les Télécom , qu’on laisse souvent dans un placard. Séminaire , séminaires ? Mon cul  oui , vos séminaires : vous discutez à Tokyo , dans des palaces , de ce que vous pourriez régler tout aussi bien à Montparnasse , dans vos bureaux . Cela fait plus chic : au moins , on est contents de savoir où passe l’argent du contribuable .. Tu me dis de le laisser , mon boulot de merde , mais tu me demandes parallèlement de payer le voyage de Frédéri : que veux - tu à la fin ? Une chose et son contraire ? »

L’attaque est directe , sur plusieurs plans , comme elle a l’habitude de faire , et grossière . Ariane a ici le mode d’expression de la banlieusarde qu’elle n’est pas : c’est celui de ses élèves , que sa rage lui a fait adopter . Il est ulcéré , encore plus humilié ... Le ton a atteint presque son apogée :
- Mais pour qui te prends-tu ? Pour Jeanne d’Arc , ma parole ? Parlons - en ! Remarque , pour ce que tu gagnes . C’est cela qu’elle disait , ma mère , tout à l’heure , si tu veux le savoir , et qui m’a fait tant marrer .
Ce n’est pas forcément exact : Rémy peut faire porter à d’autres les cruautés qu’il a envie de servir à Ariane pour la blesser  (ou , plus subtilement , péjorer légèrement des propos réellement tenus sur elle . Ici , c’est le cas ). Deux coups en un : il la blesse et divise . Mais ce n’est pas forcément faux , car la belle-mère a l’habitude , envers d’autres , de faire ce type de réflexion . Il poursuit :
-... Que tu gagnais moins que sa bonne et travaillais même la nuit tandis qu’elle , au moins , elle dormait . Tu n’es qu’une ratée , oui , une ratée , même pas foutue de t’occuper convenablement de la maison , de te comporter correctement lorsque j’ai des ennuis, et tu as bien vu tout à l’heure , combien ma mère va mal ...

Rémy pratique ici le bourrage de crâne avec exposition sans appel de contre vérités criantes . Comme certains vendeurs sans scrupules lorsqu’ils veulent forcer un naïf à l’achat d’une denrée déficiente : non , Ariane n’a rien vu . Au contraire , la mère de Rémy lui a plutôt semblé aller bien . Rémy poursuit :
-... J’en ai honte , oui , honte . Je ne te l’ai pas dit , mais Daniel et Denise ne veulent jamais manger chez nous à cause de l’état de la vaisselle . Et même Yves et Claude. Oui , ils me l’ont dit . Pas devant toi , bien sûr ... Mais regarde chez ma mère, chez Josia et même chez Michel . Tout y est impeccable , parfait presque ... Et ne me dis pas « je travaille » . Je travaille , je travaille ... tu ne sais dire que cela. Mais tu n’es pas la seule , ma pauvre fille , à travailler . Chez Lamia aussi , c’est parfait . Et elle aussi , elle travaille , et plus que toi , même ... Non ?

Une pierre dans le jardin d’Ariane : Lamia , l’épouse d’un ami de Rémy , est chercheur à l’INSERM, et parfaite à tout point de vue . (Mais elle a aussi une employée , ce que néglige d’observer Rémy) . Elle a « réussi », elle : Rémy  humilie sa femme en la comparant à d’autres . De surcroît (cela n’est pas dit ici , mais Ariane le comprend parfaitement) , Lamia a une fortune personnelle considérable , ce qui rend plus facile la vie du couple qu’elle forme avec un ami de Rémy. Il reprend :
-... Et elle ne trouve pas déshonorant pour autant de laver correctement la vaisselle , elle . Mais qu’est-ce que tu as pour agir ainsi ? Pour qui te prends-tu ? Tu es une enfant gâtée , toujours dans tes livres, ton œuvre , égoïste , comme tous les enfants uniques ...


Ce n’est plus une pierre , mais un pavé cette fois , dans le jardin d’Ariane , qui regrette douloureusement de ne pas avoir de fratrie : c’est même le drame de sa vie . Lorsque tout va mal, Rémy se réfugie sans vergogne chez l’une ou l’autre de ses nombreuses soeurs , tandis qu’Ariane est et demeure seule . Toutes évidemment soutiennent le frère , le Chef , contre elle . Sa plaie est vive , qu’il fouille à plaisir. 
Il continue , mais , là , il va se dévoiler maladroitement : c’est sa seconde erreur . Ariane , qui ne la relève pas immédiatement , (sous l’avalanche elle ne fait , au départ , que parer) , l’enregistrera cependant dans un coin d’elle - même , et elle s’en servira , plus loin efficacement . Cela lui permettra même de porter le coup décisif :
- Madame se prend pour Simone de Beauvoir... Alors évidemment , les ploucs comme moi ... La vaisselle , c’est au dessous de toi ...

 Rémy est inquiet que sa femme ne le dépasse , au moins sur un certain plan. Il vient de le lui faire comprendre ici . Ariane l’entend bien , mais sur le coup , ne rattrape pas la balle pourtant facile .

Le ton est monté crescendo immédiatement . Rémy devient abject , il utilise en vrac la calomnie supposée (« Denise et Yves disent que la vaisselle est sale ») , à laquelle il mêle aussi un peu de vrai . A Ariane ensuite , de démêler les fils : désormais , elle se méfiera de tous . Elle résiste fortement , ferraille ferme . Mais  mal , en criant , en se justifiant , tout en accusant aussi :
- J’ai un travail prenant , (oui , tu peux rire) , un long trajet  , une heure , tu rigoles  je ne peux tout assumer parfaitement à la fin , tu n’es jamais là, en plus , ta carrière passe avant tout, et tu ne sais rien faire de tes mains , même pas du bricolage élémentaire ... Ta mère tient parfaitement sa maison ? Bravo . Avec une femme de ménage tous les jours et rien à faire de ses journées , évidemment . Par parenthèse , une femme de ménage que nous lui payons , nous , comme tout le reste . Et tu as du culot de la citer en exemple . Lamia ? Bien sûr , Lamia , la parfaite Lamia  ! Elle aussi a une employée ... Et puis si tu voulais une femme riche, tu n’avais qu’à en épouser une autre : Lamia , par exemple , pourquoi pas ? 

Ariane ici mélange les coups , les bons et les mauvais . Certains sont bien portés , quoique faciles : la mauvaise foi et l’arrogance de Rémy la servent . L’allusion au train de vie de sa mère , par exemple , (« la femme de ménage , que  par parenthèse , nous lui payons , comme tout le reste .. ») est un cruel pavé dans la marre : Rémy la « finance » comme il dit , aidé cependant par une seule de ses soeurs , la plus riche . (Après la guerre dans son pays , celle-ci a perdu sa fortune mais conservé ses habitudes) . Si bien que la bru , rejetée parce que n’appartenant pas à la même communauté , et mésestimée parce que de milieu soi disant trop « modeste », la bru , contrainte indirectement d’assumer l’entretien de celle - là même qui la toise , se trouvera à la fin une héritière aisée , tandis que Rémy , a contrario devra entretenir sa génitrice . La paradoxe est douloureux pour celui - ci , ainsi pour sa mère , qui feint de ne rien voir , mais n’en ignore . Ariane a gardé cette dernière cartouche , trop facile et trop mesquine , pour la fin . Mais , conduite à bout , elle la tire tout de même , et touche .

Pour ce qui est de Lamia  cependant , Ariane , qui avait bien commencé , se fourvoie un peu : l’ami de Rémy , au cours d’une soirée où il avait un peu bu , avait plus ou moins avoué sur le mode badin, devant Ariane soufflée , qu’il avait épousé Lamia (peu séduisante  selon Rémy , bel homme et le sachant , Rémy qu’elle avait courtisé autrefois en vain) ... en partie à cause de l’aisance matérielle que celle-ci lui offrait ! Rémy s’en était offusqué , observant qu’il s’était marié , lui , par amour et qu’il ne le regretterait jamais . Ariane avait été touchée de cette émouvante profession de foi publique , même triviale . (« Tu vois , tu vaux plus que deux cent mille dollars » lui avait-il dit en riant , l’enlaçant , dans la voiture. Elle était amoureuse : la muflerie du propos l’avait amusée plus que choquée . C’était devenu un sujet de plaisanterie entre eux) . Mais , par ailleurs , elle commet une erreur de stratégie en brocardant la malheureuse Lamia , la « parfaite » , car elle semble ici consentir à l’humiliation de se comparer à une innocente rivale . Elle se laisse glisser : se promouvant indirectement elle - même , fût-ce par une légère ironie vis à vis d’une concurrente , elle s’abaisse et fait le jeu de Rémy , qui la traite comme une lauréate d’un concours qui doit mériter sa victoire sur ses challengers . Il saute aussitôt sur la faute , et l’accentue .


- Jamais là ? Mais pour être là , il faudrait que la maison soit accueillante . Si je ne suis pas là , c’est que cette porcherie ne me donne pas envie de rentrer ... Quand il rentre , David , il trouve tout parfait en effet , tu peux rire , c’est vrai . Et encore Lamia invite ses amis , et prend soin de sa mère : elle ne rate pas un anniversaire, une fête des mères ... Du reste , Rachel l’adore . On ne peut en dire autant de ma mère vis à vis de toi . Toi , tu ne sais même pas que cela existe . Quant à ta cuisine , demande à Fred ce qu’il en pense , s’il ose te le dire , ce qui m’étonnerait... Mais à moi il l’a dit , tu sais ... »

Les cultures différentes de Rémy et d’Ariane pèsent ici de tout leur poids : pour Rémy , la belle - fille doit s’occuper de sa belle - mère . Pour Ariane , c’est , en principe aux filles , (là , il y en a six ) de le faire . Sa belle - mère , du reste , apprécie fort peu l’« étrangère » qui lui a pris son fils unique . Pour Rémy , Ariane faillit à sa tâche , pour Ariane , il exige injustement l’impossible . Mais Rémy est de mauvaise foi lorsqu’il invoque l’amour de Rachel pour Lamia car celle-ci , de la même culture , de surcroît fortunée, a d’emblée été reçue avec faveur , tandis qu’Ariane a été violemment rejetée . (La mère de Rémy a menacé de se suicider lorsqu’il a décidé , contre son veto , de l’épouser) . Les situations de Lamia et d’Ariane sont donc diamétralement opposées . Rémy inverse cruellement les cause et les conséquences du rejet de sa mère envers Ariane , faisant de celle - ci l’unique responsable d’une violente animosité qu’il sait a priori  et dont il accuse Ariane. Cette attitude s’apparente à du racisme . Sa mauvaise foi ulcère  sa femme. Mais encore une fois , accablée par le tir continu , elle ne relève pas .

Pour ce qui est de leur fils Dimi , Rémy mélange le vrai et le faux : il est sans doute exact que , gourmet , il n’aime guère la cuisine de sa mère , mais il n’en fait pas un cas de référé comme Rémy le prétend . Il cherche ici encore à diviser pour régner : son coup de bluff est évident , Ariane l’a souvent démasqué . Peu de temps après une scène, du reste , il avait téléphoné au père d’Ariane en lui faisant part de ses «inquiétudes pour la santé mentale» de celle-ci : «elle est déprimée - dira-t-il -  je ne sais pas pourquoi... ( !) Vous savez combien elle est difficile à comprendre» ..
- Quel culot ! Tu pourrais aussi assumer une part de ménage ... Tu débarques , comme ça , et critique , le cul sur ton fauteuil ... »

Elle se débat , mais , devant sa mauvaise foi , et l’abondance des salves , elle perd pied . Ici , la seule tactique à adopter ici serait la fuite . Il tente encore de lui « laver le cerveau » , répétant comme une litanie , en criant , des faits inexacts ou modifiés , voire des contre - vérités qui vont finir par jouer contre lui .
- Une part de ménage ? Mais je l’assume , où tu vas ? Et plus que toi encore . En fait, c’est moi qui fais tout.. »

Là , il s’est laissé emporter : sa faconde d'âpre au marchandage l’a tout de même conduit à une aberration . C’est sa troisième erreur . Celle-là , elle la saisit . Elle sourit et s’empare aussitôt la perche qu’il lui a tendue malgré lui :
- Si tu fais tout , alors , ce devrait être parfait puisque tu fais tout parfaitement . Et pourtant , c’est une porcherie . Je ne comprends pas , décidément . »
Elle marque un point . L’humour la sert mais il est vain. C’est lui qui patauge , et qui , pour la première fois , va devoir, brièvement , se justifier , dans les mêmes termes qu’elle : le but est marqué .
- Mais j’ai mon travail , moi . Tu ne vas pas en plus me demander de ...
- Il faut savoir : tu fais tout ou non ? J’avais cru comprendre que tu faisais tout ... ? Bon : tu ne fais pas tout . Soit . Tu as ton travail . Soit : moi aussi . On est quitte , tu vas te coucher , et tu me fous la paix .... »
Elle a remonté la pente à la faveur d’une incohérence particulièrement flagrante (« tout est immonde » et « je fais tout ici » ). Mais il enchaîne :
- Ce n’est tout de même pas pareil : sans moi , est-ce que tu pourrais vivre dans un pavillon , avoir une voiture climatisée , et les vacances des enfants , et tout  ? Tu ne travailles que pour toi . Qu’est-ce que tu fais pour la maison , hein , dis- le moi ? Allez ! Dis - le . J’attends . Rien ? Alors tu pourrais au moins avoir l’obligeance de te montrer correcte envers moi . Pour le peu que je te demande ... Je ne suis jamais là, du reste , donc je ne suis donc pas compliqué .


La contradiction est flagrante , mais Rémy , lancé comme une folle machine , n’en est plus à une près : « il n’est jamais là » ... mais il fait « tout ». Ariane n’a même pas le temps de relever..

-Je voudrais juste que tu tiennes propre ici , à peu près , comme moi ; que je n’aie pas trop honte de la maison ; et une soirée de temps en temps chez ma mère ... Mais non : même pour si peu , il faut que tu fasses des histoires , que tu me harcèles à l’infini ... »

Acculé , il sort à nouveau la lourde artillerie et canonne tout azimut : il gagne de l’argent , lui , plus qu’elle ... Elle perd son avantage en s’enferrant dans les justifications inutiles qu’il exige d’elle , uniquement pour la blesser , l’épuiser , puisqu’il ne saurait les ignorer . Lorsqu’il exige qu’elle réponde à sa question  «qu’est-ce que tu fais pour la maison ? J’attends ! Dis-le !» , elle est piégée : si elle énumère tout ce qu’elle fait , elle se justifie , mais si elle se tait , il observera qu’elle ne fait « rien » . C’est toujours une muleta qu’il agite et sur laquelle elle fonce . A nouveau , il a inversé les rôles : selon lui , c’est elle qui le harcèle en refusant une minime prestation obligatoire , c’est elle qui fait des histoires ... Elle s’embourbe : elle hurle - sinon il ne la laisse pas répondre , quoiqu’il lui ait posé la question - .
- Qu’est-ce que je fais pour la maison ? Vraiment ? Les commissions par exemple  tu vois ?
- De la merde de chez ED, oui ...

Elle s’est fait acculer à une énumération litanique éprouvante et absurde , débouchant sur d’impitoyables critiques , au fur et à mesure . Il a , là , gagné .
- Désolée , je n’ai pas les moyens de mieux ... Et puis , le ménage et le jardin , entièrement .
- Parlons - en de ce merdier ... Et tu oses le revendiquer ...
- Merdier ? Le jardin ? Tiens tiens ... Ce n’est pas ce que tu disais lorsque l’on a reçu ta famille ... Quelle admiration chez ta sœur aînée elle - même : non ? Tu en étais tout fier , mon coco : on aurait dit mon caniche lorsqu’il remue la queue . Et toi ? As-tu déjà pris un sécateur ? Une bêche ? La tondeuse ? Tu ne sais même pas la faire démarrer . La seule fois que tu as essayé , tu t’es démis le bras : un as . Et ton pouce broyé , tu t’en souviens ? Tu as oublié ce que m’a dit l’Interne ? «Pour ce qui est du bricolage , Madame , il faut absolument qu’il s’arrête là : je compte sur vous : on peut pas passer nos gardes à le rafistoler ... » 
 

Là , il est touché et ne peut même s’empêcher d’esquisser un mince sourire à l’évocation pourtant humiliante  de sa mésaventure : il a failli perdre le doigt .. Elle poursuit cependant , sans confirmer son avantage :
-J’assume aussi les études de Dimi, et Attuargues. Cela ne suffit pas  ? Si je gagne moins que toi, si je ne puis assumer l’emprunt , du reste fini , est-ce une raison pour que je couche sur le paillasson ? La maison , c’est toi qui l’as voulue et non moi . Et c’est aussi toi qui as voulu que je revienne . .. »

Elle ne se défend pas si mal , mais toujours sur le mode de l’employée admonestée qui répond au patron , exposant tout ce qu’elle a fait pour lui , précisant qu’elle ne pouvait faire mieux . (Elle n’a pas quatre bras) . Sa critique humoristique et cruelle de la maladresse de Rémy porte cependant : c’est la seule fois où il détourne la tête , gêné : pour le Chef , ne pas savoir accomplir ce que fait sa femme est grave . Elle aurait cependant du depuis longtemps arrêter ce « débat » qui n’en est pas un. Mais il enchaîne immédiatement sans laisser de temps mort , et elle croit toujours que ce sera la dernière réplique : cela n’en finit pas . La machine est emballée , cela peut durer des heures . Les copies attendent toujours .
- Moi qui l’ai voulu , ton retour ?

Il élude prudemment les propos relatifs à ses prouesses de bricoleur , dont sa main porte encore les traces , et passe à la deuxième partie du discours d’Ariane. C’est le signe qu’elle l’a touché. Il continue :
-Tu rigoles . J’étais si bien , seul .. Je ne suis rien d’autre pour toi qu’une pompe à fric, alors , ta présence , tu sais ... Mais je te préviens , cela va changer . Ah oui , tu ne vas plus rigoler , je te dis ... »
Les menaces sont directes , quoique vagues , cette fois . Même la pauvre défense de l’épouse - employée - admonestée , qui énumère ses activités diverses et se valorise un peu : (« Tu n’en es pas fier, du jardin ? Lorsque ta sœur est venue , il fallait te voir ... Qui l’a planté , soigné , taillé?») .. exaspère Rémy . Depuis qu’il est arrivé , - elle corrigeait tranquillement ses copies , cinq heures auparavant , dans le calme et la sérénité , seule - , elle se sent violentée , humiliée , combattante forcée . Elle parle enfin de divorce ... Son ton a changé , définitivement : sec , cassant à son tour , ironique . Cruellement , elle se moque des répétions stériles de Rémy , de l’accent de sa belle - mère et de Jeanne , cite Cicéron et Racine , cuistre à présent, puis traduit . 


La lutte à mort ( 3 h 45 à 4 h 10, Commissariat à 5 h)


- Delinda Cartago ... Peu me chaut , mon prince très cher , de menaces exécutées ... Je veux dire que je ne vois pas ce qui pourrait changer en pire . Continue donc . Quant à moi , j’en ai assez . Je ne vais plus rigoler ? Là , tu te trompes . Si , justement , je vais rigoler , cher seigneur , et prendre enfin les flots , invitus invitam  (malgré lui malgré elle) . Je vais divorcer. Ca ne pourra pas être pire . J’en ai assez de tes insinuations , de tes insultes , de tes « séminaires » au Japon ou à Rio , avec Jeaaanne (« Mon cher patron , tu es encoore en retaard , et nous allons rater l’aviooon une fois de plus !» - Ariane imite ici le ton affecté de celle-ci - ) , et quand tu reviens, c’est pire encore : bonjour les critiques sans fin .. et pour clore le festival , les happenings le soir chez ta dingue de mère , («Tu ne pourrrrais pas rrréparrrer la lampe , mon chérrri , si ta femme le veut bien , évidemment , c’est affrrreux de lire avec le plafonnier , mais , à Dieu ne plaise que je vous fasse disputer »), avec , pour boucler, des insultes jusqu'à trois heures du matin , alors que j’ai cours demain à huit... Fini ! Spartacus se lève , mon coco ...»

L’insulte est grave : s’il peut sourire lui aussi , de l’accent snob et des minauderies déplacées de Jeanne, qui , au fond , le valorise , en revanche ,  il ne peut accepter ces jugements impitoyables sur sa mère , même s’il les a , en un sens , encouragés lui - même . (« C’est terrible , dix coups de fil dans la journée , à mon travail .. Tu vois ce que cela veut dire ?» ) Quant au divorce , il ne peut davantage accepter une telle décision venant de sa femme seule . Son orgueil en est profondément blessé. Il n’a pas l’habitude qu’on lui parle ainsi . La violence monte alors encore , d’un coup : ses insultes sont encore plus cruelles .
- Ah , divorcer ? Tu n’as pas idée de ce dont je suis capable , mais tu le verras en son temps . Tu veux divorcer ? Bravo ... Tu verras ... Remarque , ce n’est pas que je veuille rester avec toi plus longtemps . Moi aussi j’en ai marre d’une parasite qui m’exploite et refuse de me faire un minime plaisir , un soir particulier où ma mère ... ma mère ... va très mal ..

Là , il s’arrête , conscient qu’il s’enferre dans une contradiction insurmontable ... Il préfère aussitôt attaquer .
- Enfin , mal , mal ... C’est relatif . Cela se comprend , d’ailleurs , qu’elle aille mal  la pauvre ... C’est toi , qui l’a réduite à ça , à la solitude , et c’est toi qui oses la dire dingue . Dingue ? Tu t’es vue , là , en ce moment, hystérique ? Mais c’est toi la dingue . C’est toi qui la rends dingue ! Salope . Tu es d’un égoïsme inouï , immonde. Aller voir ma « dingue » de mère ? Salope ! Garce ! Ecrivain de merde. Tu verras... »
Il est touché , et , malgré sa fureur , doit nuancer . Sa mère va «mal » mais elle n’est pas dingue : C’est Ariane qui l’est . Le fait est qu’il la conduit à crier , à gesticuler ... Et ensuite , il en joue . Si sa mère va « mal » , c’est la faute d’Ariane  qui , elle , est vraiment « dingue » et qui l’empêche lui, de la voir . Il fait ici la démonstration parfaite de l’inversion de la cause et des effets .

Il la dévalorise encore , mais , cette fois , maladroitement : pour le coup , on sent qu’il est en train de perdre pied . Elle a atteint deux points sensibles : sa mère , et le divorce , et il est en train de couler. Paradoxalement , lui qui semblait un habile manipulateur au début , au fond , devient ici un enfant naïf, cruel , mais aussi gauche . Il se dévoile enfin : il est jaloux de sa femme ... Elle le dépasse, craint-il , sur certains plans . (Il a en effet l’habitude de lui donner ses rapports à corriger avant de les remettre : son habileté d’économiste redoutable en affaires s’accompagne chez lui de nombreuses maladresses d’écriture , de fautes diverses  parfois comiques , fort gênantes vis à vis de secrétaires dont il redoute les moqueries ) . 

Ici , il manifeste par ses insultes une certaine considération pour elle. (« Madame se prend pour Simone de Beauvoir ») . Elle le comprend aussitôt. Au lieu de s’apaiser (ce qui aurait pu arriver car elle l’aime et le sait fragile devant la moquerie : un colosse aux pieds d’argile), poussée à bout , elle relève au contraire l’avantage . Elle frappe aux pieds d’argile , justement . Lui a besoin d’elle , et c’est son atout à elle . Lui l’estime , et elle , non. C’est son autre atout. Elle va donc feindre de le mépriser pour le blesser davantage . En un sens, elle le méprise effectivement un peu à présent . Cette fois , tous les coups sont permis : la lutte est à mort . Elle s’est redressée : devant le combat , elle fait front. Elle le toise de toute la supériorité qu’elle vient de se découvrir avec joie .
- Cesse ton chantage , tes menaces et tes insultes . Tu ne me fais pas peur . Et je finirai par croire que tu es jaloux de certains de mes succès . Tu délires , mon pauvre ami ... »


Là , il est touché : elle l’a percé à jour , le lui dit carrément : il se liquéfie . Sa colère  froide , blanche , est impressionnante . Il tente une dernière salve , la plus meurtrière , n’hésitant pas à invoquer leur fille , anorexique , et la mère d’Ariane , qui vient de mourir. Pour lui faire le plus de mal possible . Il se montre atroce . Car il s’est dévoilé , elle l’a dévoilé , et il ne le supporte pas : sa femme veut divorcer , elle sait qu’il est jaloux d’elle , qu’il ne peut vivre sans elle , tandis que l’inverse n’est pas vrai . Elle l’a compris , et le lui dit carrément . Froide , méprisante , elle ne hausse plus le ton, condescendante . (« Mon pauvre ami ») . A présent , il est sûr qu’elle n’oubliera jamais ce qu’elle vient de découvrir , et qu’elle va s’en servir contre lui . Le mouton est devenu tigre tueur , il faut l'abattre. Rémy est , là , le dos au mur , anéanti . Il a perdu la face. Il posait à l’important , au pourvoyeur , au Maître : il n’était qu’un petit garçon effrayé à l’idée de rester seul et qui redoute la moquerie de sa secrétaire . 

Le plus navrant est que ce personnage - là pourrait davantage séduire Ariane que celui du chef qu’il affecte d’être . Mais son orgueil fonde Rémy à ne pas vouloir d’un amour de ce type, du moins pas ouvertement , et surtout pas en ce moment . Et Ariane , trop entière , ne sait pas (ou mal) feindre . La colère l’aveugle , elle tape le plus fort possible . Il reprend : mais sa voix s’altère .

- Ah je délire ? Fous - moi le camp . Je veux plus voir ta tête ici . Dès que je te vois  cela me donne la nausée . Garce . Tu as bousillé mes enfants , oui , mes enfants à moi . Mariane, ta propre fille à toi , elle m’a dit .. Elle te déteste . Bien sûr , elle ne te dit pas , mais c’est vrai , ne dis pas ... (Il veut dire : ne nie pas) ... Tu m’as bousillé à moi , (moi - même) et , pour finir , tu fais que ma mère est mal.. Mais si , ne dis pas , ne fais pas (l’idiote) ... On la voit jamais : forcément, chaque fois ça fait un siège trois jours pour que tu daignes accepter , et encore ... Quand je pense que tu refuses , même juste une petite demi heure , même pas , même rien ... Et elle va mieux ensuite , tu l’as vu , ne dis pas ... O toi , évidemment , la famille , c’est rien . Chez vous , y a pas (de famille) : chacun pour soi . L’amitié , la douceur  la solidarité, le bonheur de vivre ensemble , simplement : y a pas . Regarde ta mère avec ton père , le pauvre type .. Un homme ? Y a pas . Tes parents ? Parlons - en ! Ils s’en sont bien foutus , de toi . Y a pas .

Les fautes de syntaxe commencent et s’enchaînent , ainsi que les néologismes biscornus (y a pas) qui parfois font comprendre les propos à rebours et les pléonasmes en série ( ta propre fille à toi) signe qu’il est hors de lui ... Ariane jubile incontestablement : il perd jusqu'à sa langue principale , faute d’être maternelle . Elle ne le ratera pas : ses erreurs , indice fiable de son mal - être , vont devenir de plus en plus lourdes , jusqu'à le rendre difficile , pour tout autre qu’Ariane , à comprendre . Par moments , elle sourit , sans se cacher : cela devrait le blesser , c’est ce qu’elle veut plus ou moins consciemment , mais ici , il est hors de portée . Sa voix vire au sur aigu . 

-Ton oncle , et les autres , de chez toi (ta famille) : kif . Jamais vous vous voyez , même jamais ... Quand tu étais au Serre , dans la merde, hein ? Combien de fois ta mère est venue de chez toi ? (Chez toi) ... Ton père ? Jean Claude ? Ne me dis pas. Y a pas . (Jamais). Deux ou trois fois en un an , fissa . Tu m’as dit . Je sais . Ils passaient devant ta maison tout le jour ! (Tous les jours) . Ils s’en sont bien foutus  de toi , ils s’en sont bien foutus , si tu manges . Jamais , ils s’en sont foutus . (Il veut dire « toujours ») . Et , pour la fin , tu es bien leur fille  : tu as tué ta mère... Ne dis pas ! (Le contraire) . Je sais . Tes baratins  ? (Justifications) Y a pas . Tu m’as dit , toi , oui , tu m’as dit , à moi . Oui , tu l’as tuée , tu le sais bien ... Un accident ? C’est de ta faute . Et même , qui sait si tu l’as pas fait exprès ? Hein ? Je sais , moi et suis pas seul . (Il veut dire qu’il le pense) . Elle t’aimait pas , tu m’as dit . C’était évident . Et toi tu l’aimais , ô oui , pour rien , (il veut dire en vain) . Non ? Ne me dis pas . (Ne nie pas). De mère , pour toi ? Y a pas ! Jamais . Tu m’as dit . (Il rit , d’un rire atroce qui vrille Ariane jusqu’au cœur ) . Pas comme chez moi . ( Tu n’as jamais eu , contrairement à moi , de mère véritable).Tu t’es vengée . Parfait . Ratée. Minable . Dégage, et en vitesse... »

Etrangement , malgré la colère effroyable de Rémy , Ariane s’est ressaisie . Le combat, elle connaît. Figée cependant . Ses coups sont atroces : il utilise , en les transformant , ses confidences  et les dramatise . Elle a une famille assez peu unie  il est vrai . Sa mère , qu’elle admirait infiniment , fut parfois dure . Rémy la torture savamment . Mais c’est elle , depuis qu’elle a compris sa détresse , qu’elle mesure à ses difficultés d’élocution (qui deviennent à la fin quasiment insurmontables) , elle qui le domine , sans conteste, par son calme hautain et son refus de se laisser entraîner dans des discussions vides et cruelles . Ce qu’elle n’a pas su faire au début , ni vers la fin , elle le fait à présent que c’est plus difficile , insurmontable. Mais cela ne durera pas longtemps . Elle est toujours le toro dans l’arène , mais un toro qui , au bout d’un quart d’heure de faena , en raison même de la cruauté de ce qu’il subit , a compris où il fallait ajuster ses coups , (sur le matador) et se venge avec joie de la tromperie du début, où il tapait en vain sur le chiffon . C’est ce qui va achever Rémy. Elle n’élève même pas la voix et surtout ne se laisse pas entraîner loin du point initial du débat : l’un des deux doit quitter la maison commune , mais pas elle  lui . Son sang - froid est remarquable . Il ne durera pas.  
 
- Arrête ! Tu n’as pas à me parler sur ce ton et de cette manière : tu n’es pas au Yemen ici , et personne ne va se mettre à genoux devant toi . Je partirai si je veux et lorsque je le voudrai . Je te rappelle que , au terme de la loi  je suis ici chez moi autant que toi, même si en effet tu as toujours gagné deux fois plus, ou trois je m'en fous. Maintenant , tais-toi . Cela suffit. J’ai du travail . 
Et elle fait ce qu’elle aurait du faire depuis le début , elle ré ouvre son classeur et feint de s’absorber dans une copie . Rémy en est suffoqué . Après sa tirade , il croyait l’avoir anéantie .. La voir calmement prendre son stylo rouge lui coupe le souffle . 
 
Elle est redevenue la prof qui tance et arrête un gamin pervers... et passe à autre chose . Son allusion à son pays d’origine (où Rémy était adulé comme le fils d’un puissant , fut-il controversé) est cruelle et juste en même temps . Celui-ci en effet supporte mal la rétrogradation - relative - . Ariane enfonce le clou . Son attitude n’est pas dépourvue de méchanceté : Rémy , à cheval sur deux cultures , aime à poser , surtout devant ses amis arabes , au féministe . Elle le renvoie , méprisante à une culture qu’il renie , en théorie du moins . En d’autres circonstances , elle peut le reprendre sèchement , ou même feindre de ne pas le comprendre , (il arrive que ce soit effectivement le cas) , car , dans son énervement , il lui arrive d’adopter en série des formules alambiquées voire involontairement comiques . Si , depuis le début , elle lui avait parlé ainsi , moins fortement , il l’aurait accepté. A présent , elle s’est laissée entraîner , et il est trop tard . Il va craquer . La référence d’Ariane à la loi est nette et , pour Rémy , cruelle : la loi qu’il connaît (quoique non musulman , il vient d’un pays islamique) est funeste aux femmes , (lapidation , devoir d’obéissance au mari , mariages arrangés ..) , aux femmes « répudiées » par une simple formule irrattrapable . Il en est imprégné : lorsque par exemple il «chasse Ariane » de chez « lui » , c’est l’oriental qui parle , jugeant et exécutant à la fois sa sentence . Elle le rappelle à l’ordre , sèchement : ici , cela ne se passe pas comme ça, tu n'es plus chez toi . Devant ce qu’il prend pour une outrecuidance inouïe , il explose .

- Chez toi ? Ici ? La loi ? Tu rigoles ... Fous le camp , oui , avec mon pied , et va la chercher , la loi , ici . La loi dit pas qu’on exploite son mari , qu’on le méprise , qu’on le harcèle , qu’on insulte sa mère à lui . La loi ? Y a pas . Chez toi ? Toi qui n’as jamais rien fait pour la maison . C’est moi qui te finance , depuis toujours ....
- T’entretiens ! » corrige-t-elle , souriant , condescendante . « Tu me financerais si j’étais une entreprise , un troupeau de vaches , ou une pute , et toi , un mac . Mais je ne pense pas que tu aies l’intention de me revendre à profit : je ne crois pas que je sois très rentable sur ce plan , mon chéri . Je ne suis pas cotée en bourse . Donc tu m’entretiens , si c’est ce que tu veux dire , ce qui du reste est faux...


Ariane se moque durement de lui avec un humour cinglant , le reprenant sur un lapsus d’économiste et d’oriental ... Peut-être en effet significatif... Mais Rémy est trop à bout pour même relever le trait : il n’écoute plus . La réplique d’Ariane vient en surimpression : il ne la laisse plus parler . Il poursuit , et répète :
- Mais vas - tu partir , oui ? Salope , garce , pute , sac de merde . Tu as tué ta mère . Oui ! Tu sais bien , ne me dis pas , sans ton cheval , y a pas d’accident . Elle serait pas morte . Ton père pense , tout le monde pense ..(le pense) , parce que c’est ! A ta place , je retournerais pas au Ramier .. Les gens te méprisent , ne dis pas . Jean Claude lui - même m’a dit à moi . Meurtrière . Fous le camp .. Je ne veux plus voir ta sale tête ... »


Cette fois , il est complètement dans la crise clastique . Il a perdu son contrôle et veut le lui faire perdre . Elle aurait dû partir à ce moment - là , mais elle est restée : car elle vient de céder à son tour. Sa superbe s’est envolée . Elle est figée , tétanisée , lorsqu’il parle pour la deuxième fois de la mort de sa mère , sa mort accidentelle qui l’a anéantie . L’horreur de ses propos a fini enfin par la liquéfier à son tour ... Peut-être agit - elle aussi par principe , par orgueil ? Puisqu’il la jette dehors quasiment à coups de pieds , elle décide de rester . Elle ne se laisse pas démonter longtemps pourtant . Il est malade , se dit-elle . Il pensait la conduire à une crise, à crier , (en parlant de sa mère), mais ce ne fut pas tout à fait le cas. En dépit des apparences , elle est donc plus solide que lui. Elle se ressaisit , et le lui dit carrément , poussant son avantage jusqu’au bout , ce qui est peut-être une erreur , car il est acculé au mur . Elle ne le sait pas , mais elle est là en danger de mort à présent.

- Ca suffit à présent . Tais-toi et laisse - moi travailler . Tu es un malade pervers qui se repaît du mal qu’il fait à ceux qu’il ne peut faire jouir : c’est ta forme de jouissance, la seule , du reste . Faute de pouvoir faire plaisir à quelqu’un , tu le fais souffrir , c’est ta manière de pratiquer l’amour . Mon pauvre ami ! Elle t’a bien dressé , ta mère , pour elle seule : un petit mari de paille , remplaçant le vieux cacochyme déficient et déplaisant . L’homme du ressentiment ? C’est à croire que Nietzsche t’a construit ... Est-ce donc d’être le dernier rejeton raté d’un vieux despote miné par l’alcool et d’une tarée promue , faute de mieux , poulinière , qui te rend si mauvais ? Je ne discuterai plus avec toi et ferai ce que je veux ... Si tu ne veux plus me voir , eh bien , pars , toi... »

A présent , c’est trop tard ... La lutte à mort est engagée . Ariane a perdu la tête , elle aussi . Le harcèlement dont elle est l’objet depuis cinq heures , les allusions à la mort de sa mère , aux difficultés de sa propre famille , les humiliations successives que Rémy lui fait subir ... l’ont conduite à sortir d’elle-même. Elle veut le tuer par les mots . Elle y parvient presque . Il n’oubliera jamais la froideur effrayante avec laquelle elle lui a assené ces propos , sans hausser le ton , comme s’il s’agissait d’un banal rapport de psychiatre . 

L’allusion sexuelle est de loin la plus humiliante  : Rémy a en effet eu autrefois des problèmes de ce type , dont Ariane seule a pu , en partie , le guérir . L’allusion à Nietzsche est lourde : l’homme du ressentiment , c’est l’impuissant , qui, par jalousie , défoule sa frustration sur quiconque est capable de jouir. Calme , en apparence , elle veut le frapper , et le plus bas possible . Il n’est pas un amant éblouissant  et l’apprend à cette occasion . Ariane a plus d’expérience que lui et ses comparaisons portent .

Le reste , hélas , est la réponse de l’horreur pure à l’horreur pure : le mariage des parents de Rémy en effet , fut un mariage bourgeois classiquement sordide . Sa mère , malade psychique, encombrante cadette d’une famille ruinée , ayant été contrainte , pour qu’il lui assure une aisance financière que les siens ne pouvaient plus lui procurer , à épouser un vieillard à la fois noceur et acariâtre qui lui mena la vie dure : argent (parcimonieusement accordé) contre fils , c’était le tacite contrat qu’ils avaient passé , contrat qu’elle eut bien du mal à honorer . Il lui fallut produire enfants sur enfants , sans relâche , jusqu'à épuisement : six filles en sept ans , six coups ratés , les récriminations féroces du vieux mari jaloux qui , refusant d’avoir misé à perte , ne pensait qu’à l’engrosser à nouveau le plus vite possible pour rentrer dans ses investissements ... jusqu'à l’apothéose finale : Rémy , enfin ! Rémy , fragile dernier - né d’une femme épuisée et d’un vieillard en bout de course ... Rémy , malade , que l’on tira d’affaire , plusieurs fois , in extremis , (d’où l’affreux  «rejeton raté») . Le bilan du contrat , pour la malheureuse, fut lourd : quarante kilos en trop , une santé définitivement ruinée ... Elle fut longtemps soignée pour un délire psychotique depuis guéri : l’échec de sa vie en fut-il cause? Ce n’est pas sûr : c’est plutôt sa maladie, survenue très tôt  qui fut la raison de l’horrible mariage...

...ce mariage contre nature vite bâclé par les siens pour s'en débarrasser. Ariane , par son terrible : «une tarée promue faute de mieux poulinière » , a frappé juste et fort . La vulgarité calculée de ses propos la sert également . Elle contraste avec son ton retenu , sa concision et sa syntaxe sans bavure , qui s’oppose à celle de Rémy qui à la fin , à force de redondances , est presque incompréhensible. (« Une poulinière ... un rejeton raté ..») 

Ariane le guérit , tout comme il la guérit elle aussi .du relatif désamour de sa propre mère. Mais à présent, ça jour à contre sens. Comme il l’a fait pour elle , elle se sert contre lui en traître de ce qu’il lui a révélé . Mais le lièvre que Rémy a maladroitement levé s'avère infiniment plus dangereux pour lui que pour elle : inceste , consanguinité , maladies physiques et psychiques , obsessionnalités focalisées  marquent de ça de là , comme des points rouges serrés sur un tableau génétique , la généalogie de sa famille... Les Princes se mariaient entre eux : la famille de Rémy a fait de même , la petite communauté religieuse hors de laquelle il n’était pas question de convoler , étant , dans son pays , réduite à quelques familles ... avec un résultat identique , la prolifération des problèmes de santé dans la descendance .

Là , il est à terre. L’accusation d’avoir été cause de la mort de sa mère rend Ariane implacable, aussi impitoyable envers lui qu’il l’a été envers elle . Dans sa rage meurtrière , elle englobe aussi des innocents ou des gens peu concernés directement . Ce n’est plus tout à fait elle qui est là , devant lui : mais un montre, un bloc de haine froide et déterminée qui combat à corps, baïonnette au canon ... Tout les coups sont permis. Elle enfonce sa lame et tourne dans la plaie . C’est sa reddition totale, sa mort psychique qu’elle veut à présent , comme il a voulu la sienne : elle y parviendra , mais elle manquera y laisser sa vie .


Car, soudain , il se précipite , la saisit à la gorge sans qu’elle ne l’ait vu venir , la serre violemment et la secoue de toutes ses forces , la rejetant contre le mur , en lui criant qu’il va la tuer , qu’elle ne mérite pas de vivre , qu’elle est une pourriture  qu’il va lui fracasser la tête .. etc Voilà . Il aurait pu la tuer . Il allait le faire : mais , est-ce un hasard ? Ariane a - t- elle plus ou moins calculé le coup ? Elle ne le sait pas elle - même . Elle n’est pas Desdémone , ni lui Othello : nerveuse , sportive et pugnace , en femme habituée dès l'enfance (à la campagne) à travailler physiquement (ce que Rémy , citadin fragile et né coiffé , n’est pas), elle a su se dégager in extremis (ou a-t-il volontairement desserré son étreinte, elle ne le saura jamais, lui non plus peut-être) et prendre brièvement l’avantage... le temps de se saisir en catastrophe d’un couteau de cuisine pour le tenir à distance . Il est parti enfin . 

Tu as tué ta mère » lui crie-t-il encore pour masquer sa fuite , conscient que c’est la flèche la mieux ajustée qu’il lance là ... 
- Taré ! Fils de pute » lui lance-t-elle , méprisante , folle de rage: en la circonstance  c’est bien plus qu’une simple insulte générique . (Elle arrivera au commissariat à 4 heures trente du matin avec des marques autour du cou.) 
 Pour elle et pour lui, rien ne sera plus jamais comme avant , même après leur divorce.

Le dos au mur , il a craqué (elle aussi)... La faire taire , définitivement , la tuer ... 

L’ acte transgresseur l’a libéré , lui. Pas elle : elle fut définitivement fragilisée. Elle a toujours peur . Mais la trace physique des coups a cependant eu un avantage : elle était visible , et il a tout de même été placé en garde à vue une journée . Les traces de ces « viols moraux » constants , quotidiens , n’existaient pas . Ariane pouvait se demander si elle n’avait pas rêvé , si elle ne devenait pas folle . Personne ne pouvait voir , admettre , réaliser ce qu’elle vivait régulièrement ... A présent , elle a une preuve, les marques . Ce n’est pas rien .


Mais la violence était déjà , depuis le début , dans la relation ; en germe , insidieuse , non visible immédiatement . Rémy est passé du chantage affectif acceptable (je suis très malheureux , occupe - toi de moi ) au chantage économique et maternel sordide (si tu refuses , je ne donnerai pas d’argent aux enfants et ils seront malheureux) , puis , à nouveau , à l’arrogance faussement gentille , humoristique (« mets-leur quinze à tous.. ») et ensuite , ouvertement méprisante («  ton boulot , pour ce qu’il est , tu ferais mieux de le quitter... Une heure et demi pour corriger quelques copies ? Ne me fais pas rire . Tu ne vas pas me dire que cela prend tout ce temps ! ») , aux insultes perverses (« les gens pensent que tu es... ») et directes (« prof de merde , écrivain de  merde , pute ») , à la cruauté extrême (« tu as tué ta mère .. Elle te haïssait...») , et enfin , à la volonté de destruction physique , au mépris affiché de plus en plus violent (« fous le camp et en vitesse , tu n’es rien ici qu’une parasite ») , jusqu’à la tentative de meurtre réelle lorsque Ariane , figée ou orgueilleuse , refusa d’obtempérer . Le cercle est enfin bouclé. Elle aura désormais peur et s’en ira en effet . Il a , en un sens , gagné . Il l’a frappée , lui a fait peur (il a réussi) et c’est elle qui est partie au garage . 
 
Ariane , elle , est passée de l’innocence , de la gentillesse aimante ... 
(mais peut-être paradoxalement était-elle moins soumise au stress que lui , malgré les copies à corriger... lui qui ce jour là en effet avait été harcelé par sa mère  ulcérée de son départ de quelques jours en séminaire... On peut tout à fait analyser l'histoire comme provenant à l'origine de la matriarche seule qui en sous main,  dirige en fait tout dans la famille et monte ses enfants les uns contre les autres, une grande perverse qui ne se met jamais en avant mais tire toutes les ficelles. En ce cas, Ariane et Rémy sont tous deux les victimes de celle-ci, des victimes qui se sont jetées l'une contre l'autre, épargnant la seule responsable du drame.) 

... Ariane est passé donc de la gentillesse à la brusque prise de conscience du chantage : tout a basculé à ce moment . Se sentant violée, elle est devenue , elle aussi , perverse, frappant à la fin là où cela tuait . Le rapport de force est inégalitaire : contrairement à ce qu’il semblait au début , elle est plus forte car elle n’a pas derrière elle une problématique familiale aussi lourde que Rémy.  (Cette force la dessert, elle ne donne pas sa mesure pendant  longtemps, le sachant fragile.) Mais cette même problématique l’a rendu , lui , plus habile , du moins au départ. Ariane est un mouton qui cache un tigre : ce fauve qu’il n’avait pas deviné , c’est Rémy qui le révèle en elle . Il en sera déchiré . Sa tentative de meurtre est en fait un hommage à la force psychique de sa femme qu’il n’avait pas prévue . 

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La différence de culture joue aussi : pour Rémy , les femmes se plaignent , jérémiadent , pleurent , mais cèdent et surtout ne combattent jamais comme les hommes , à armes égales , jusqu'à la mort. (Elles combattent en dessous , comme sa mère , par champions interposés) . On peut donc les humilier sans trop de risques , (surtout si elles n’ont pas de frères - ou soeurs- derrière elles et / ou si elles sont d’une autre culture : ici , Ariane réunit les deux). Il confond pendant tout le début de la scène sa longanimité avec de la faiblesse : il la mésestime , presque  la méprise . En ce sens , il n’est pas très perspicace : il ne voit pas l’amour de sa femme, se croit le plus fort , tente de la forcer , et ainsi , le détruit . La culture d’Ariane est autre : fille unique , elle a été élevée durement , à la campagne , en garçon . On peut dire ici que les rôles traditionnels de ce couple sont inversés : c’est Rémy qui fut couvé , c’est Ariane qui fut livrée à elle - même . Il a donc sous estimé sa femme , qui, son démon réveillé , s’est lancée avec une joie presque enfantine dans la bagarre . Se battre ? Elle connaît , même si d’habitude cela ne revêt pas cette forme extrême . Tu l’as voulu ? Et bien tu vas voir.. se dit-elle inconsciemment . Elle savait qu’elle gagnerait mais surtout elle avait à cœur de lui faire voir que sa gentillesse du début était de l’amour et non de la faiblesse , de la dépendance ou de la bêtise . Elle y est parvenue . Paradoxalement , elle combattait en partie pour lui : 1 à 1 . Il a failli la tuer parce que soudain , il s’est mis à la respecter : il avait le dos au sol , elle avait gagné . La frapper signifie paradoxalement qu’elle était à ce moment - là devenue , pour lui , un homme : son égale .

Il cherchera à la retrouver car il ne peut décidément vivre sans elle : sa victime lui est nécessaire pour catharsiser ses problèmes , et son absence le rend morose . Elle lui échappera . Mais , même pour elle , le pas sera rude à franchir : on s’habitue au rôle de victime , et le quitter , paradoxalement , fait ressentir un vide sidéral , par moments angoissant . Durement , elle se vengera en lui réitérant calmement , autant de fois qu’il essaiera de la « reconquérir » , qu’elle ne l’aime plus , qu’elle ne le désire plus et qu’elle ne le reverra plus jamais . Dans cette dialectique du maître et de l’esclave , Ariane , l’esclave , est en effet devenue le maître : il ne peut se passer d’elle et, elle , au contraire , est infiniment soulagée  à la fin , de s’être libérée de lui , du poids écrasant qu’il représentait . Par rétorsion  il se saisira de tout leur argent et la réduira à la misère . Cela ne la dérange pas trop, son stoïcisme est prégnant . Mieux vaut le froid , l’inconfort , la toiture qui fuit que les humiliations constantes et la mort au bout. Pauvre , certes , elle l’est , mais libre aussi , et , enfin , elle - même . Elle le sait infiniment malheureux sans elle , malgré l’argent , malgré les voyages , malgré sa famille nombreuse qui le soutient et le console et toute la vie facile qu’il mène à présent qu’il est seul. Incontestablement , cela lui plaît : c’est sa seule vengeance .

Profit et pertes : le décompte général effectué par le professeur de mathématiques (venu au lycée pour rien ce jour - là ) , et la remise des bacs blancs qui s’ensuit , aux élèves de L1 du Lycée Jaurès , seront reportés au sur lendemain . Vingt - cinq élèves et parents qui les attendaient seront déçus , le prof de maths , mécontent , quoique bon collègue et conciliant (« Tu ne pouvais pas m’appeler pour me prévenir ? Bon , ça arrive à tout le monde , ce n’est pas grave , je devais venir de toutes façons au bahut pour des tirages, ne t’en fais pas pour ça , j’en ai profité*..») , le Proviseur prendra l’air légèrement pincé : Ariane n’aura plus de « L » l’an prochain , et se cantonnera aux classes technologiques . Non qu’il les lui refuserait , peut-être ? Mais c’est elle - même qui les laissera à son collègue célibataire . Le seul avantage de cette rétrogradation : son emploi du temps sera étalé sur trois jours au lieu de six :  « On s’est débrouillés avec le Monsieur le Censeur , cela n’a pas été facile : mais cela vous laissera un peu de temps pour votre vie familiale et personnelle, Madame .. » Soit : une rose et une pierre , à la fois, dans son jardin . Ariane remerciera , car cela aurait pu être : les classes technologiques et un emploi du temps étiré . Ni fromage , ni dessert . L’inspectrice  le même jour , après un rapport favorable sur son cours , lui fera tout de même une légère remarque , en passant , sur « l’impérieuse nécessité , si l’on veut que les élèves consentent à répondre à nos  exigences , ce qui est de plus en plus difficile  Madame , de leur donner soi - même l’exemple indéfectible d’une fiabilité sans défaut » .

Ariane sera - t- elle promue au septième échelon ? Non . Elle n’a pas donné l’image indéfectible d’une fiabilité sans défaut : la tournure est jolie .
Rémy , si : dans son travail , il est protégé , en cas de malheur , par des secrétaires zélées , déférentes et copineuses à la fois , aux voix d’hôtesses de l’air  à l’humeur toujours égale , jolies , élégantes et sur efficaces , (sinon il les aurait renvoyées) , qu’il télécommande à distance  : Rémy ne passe pas pour un patron facile .
-- Monsieur K est en réunion ... en rendez - vous ... à l’extérieur .. Son portable ? Il a du l’éteindre pour la conférence (il l’a en fait oublié dans des toilettes publiques) ...Il a eu un empêchement ... Il vous rappellera ... Désolée .. Je note votre message.
-- Je te transmets le rapport par fax ... Dès que tu t’es relu .. Je le faxe à D. naturellement .. Oui , j’ai corrigé , enfin , je pense .. Il me donnera la réponse ? Je dois insister ? OK , tu me connais : ta réponse , tu l’auras ... Je te la faxe aussitôt ? D’accord . D’ici une petite demie - heure . De rien , je t’ en prie .. A tout de suite . A propos , tu n’as pas oublié le rendez - vous au symposium ? Il y sera . C’est génial ? Ne me demande pas comment je l’ai su , c’est top secret ... A tout de suite soigne - toi bien ..

Otello et Juliette : suite et fin

* L’excellent collègue et ami , tout pétri de gentillesse , manipulant mal le mensonge pieux , avoue ici naïvement d’un seul jet  qu’il est bien venu exprès , et... que ce n’est pas le cas , afin de mettre Ariane à l’aise : c’est un anti Rémy .



Epilogue



Othello et Juliette ne se revirent plus pendant trois ans ni n'eurent plus aucun contact. Ils se retrouvèrent à la mort du père de celle-ci ; il vient parfois la voir dans le midi où elle s'est installée, une journée ou deux. Elle, jamais. Elle ne peut plus revenir dans la maison de la scène sans éprouver de malaise. Lui non plus et du reste, acte manqué ? il l'a a demi brûlée. Il a une maîtresse plus jeune,  qu'il avait du reste avant le départ de Juliette; elle demeure seule, a abandonné l'enseignement et est devenue peintre et sculpteur .




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